Rivalité gréco-turque en Thrace occidentale

ICART ELOÏSE

FAYEZ NURELDINE | AFP

Ce mois de janvier 2023, le Parti de l’amitié, de l’égalité et de la paix (Dostluk Eşitlik Barış Partisi), parti grec représentant les intérêts des natifs musulmans de Grèce, s’est adressé au rapporteur spécial des Nations unies, afin d’attirer son attention sur deux situations de la minorité musulmane de Thrace occidentale : sa condition humanitaire et sa détermination comme “turque” et non comme seulement “musulmane”.

L’enjeu de la détermination de la minorité musulmane de Thrace occidentale, comme “turque” et non seulement “musulmane” est un pan peu connu, mais crucial des rivalités gréco-turques aux côtés de la délimitation des eaux territoriales en mer Égée et de la partition de Chypre. Située sur les côtes de la mer Égée, la Thrace occidentale (TO) a été rattachée à la Grèce par les traités de Sèvres (1920) et Lausanne (1923) qui délimitent les territoires étatiques à l’issue de la guerre gréco-turque.

Seule frontière terrestre des deux pays, la région est peuplée par une communauté musulmane d’origine turque, pomak et rom tandis que l’État grec est chrétien orthodoxe. Pourtant aujourd’hui, la conception de la TO comme des “territoires perdus” est l’un des catalyseurs du nationalisme turc contemporain (cf. J. Hersant).

Ankara en a fait une sphère d’influence directe et une affaire d’État tandis que du côté grec, la TO est paradoxalement placée sous la tutelle administrative du ministère des Affaires étrangères depuis 1923. Pourtant en 2017, dans un entretien médiatique, le ministre grec des Affaires étrangères N. Kotzias a affirmé que la minorité était bien une minorité « musulmane » composée de musulmans “grecs” et non « turcs » comme le soutien Ankara, dénonçant ainsi l’ingérence de la Turquie dans les affaires grecques.

Photo: Wikimedia

En effet, Ankara est très présente dans la région, notamment à travers : Des associations culturelles liées à l’État turc* (* parmi lesquelles on compte notamment Foyer turc, association dédiée dès sa fondation à la turcisation des populations anatoliennes), La rémunération des enseignants et du personnel religieux, Le développement de bourses permettant d’étudier en Turquie.

Une obtention facilitée de la nationalité turque via le Consulat de TO Jeanne Hersant parle ainsi de “cogouvernementalité” de la TO. En effet, cette présence turque permet de combler l’insuffisante et discriminante présence grecque dans la région.

Insuffisante, car, sous l’égide du ministère des Affaires étrangères grecques, la TO avant toute chose d’un espace sécuritaire tampon faisant l’objet de politiques sécuritaires en vue du maintien de l’intégralité du territoire national. On peut citer par exemple l’accord gréco-américain “de coopération et de défense mutuelle” signé en 1990, puis renforcé en 2019, permettant aux troupes américaines de s’entraîner et d’opérer pour une durée indéfinie en Thrace occidentale.

Discriminante, car la Grèce a déployé depuis 1923 des politiques restreignant les droits des communautés musulmanes (notamment d’origine turque) au nom de la sécurité nationale. En soulevant l’argument sécuritaire contre la Turquie comme principe de gouvernance en Thrace occidentale (TO) , Athènes a développé une politique discriminatoire envers les populations musulmanes de TO.

La Grèce a en effet été condamnée à plusieurs reprises par la Cour européenne des droits de l’Homme en violation des articles 6, 11 et 14 de la Convention européenne des droits de l’Homme pour discrimination et violation de la liberté d’association de la minorité, notamment lorsque ces associations se référaient directement à leur identité turque. L’éducation est elle aussi sujette à de nombreuses politiques compromettant les droits de la minorité musulmane. Les associations dénoncent un système éducatif « à deux vitesses » victime d’une discrimination à l’encontre de la minorité, laquelle s’est vue privée d’un accès à l’éducation par la mise en place de quotas à compter des années 1990, puis par la fermeture d’une centaine d’écoles primaires ces deux dernières décennies.

Par ailleurs, le Traité de Lausanne (1923) dessinant les frontières grecques et turques a aussi accordé à la minorité musulmane de Thrace occidentale des prérogatives leur permettant de conserver leur identité. Ainsi, l’article 40 de ce traité accorde à la minorité le droit d’établir, de gérer et de contrôler ses propres institutions religieuses, éducatives, caritatives et sociales, ainsi que d’appliquer la charia dans le strict domaine des affaires familiales. Mais à de multiples reprises, la Grèce a contrevenu à ses obligations contractuelles en étendant notamment son autorité sur les muftis.

Aujourd’hui, la gestion des minorités dans les Balkans est devenue l’une des priorités de l’agenda européen, tant dans une optique de préservation des droits de l’Homme que dans une logique préventive face à d’éventuels conflits aux portes de l’Union européenne. S’il est moins explosif que les tensions ethniques dans le reste des Balkans ou qu’à Chypre, la Thrace occidentale est emblématique des rivalités stratégiques gréco-turques héritées d’une longue histoire commune.

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